David est séminariste en quatrième année pour le diocèse de Nantes. Attentif aux événements, il nous livre quelques réflexions.

Photo par Julio Rivera sur Unsplash

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            L’immobilisation générale que provoque le confinement est-elle l’arrêt de la course ou le stade suprême de l’accélération ? En effet, la vitesse maximale avoisine l’immobilité ; accélérer jusqu’à ne plus bouger. Lorsque vous avez accès à la vitesse instantanée à portée de main avec un smartphone, pour pouvoir être en un clic à tout endroit du monde, informé de tout, votre corps est immobile ; vous n’avez même plus de corps.

            Cela veut-il dire que nous étions déjà confinés ? Certes, déjà nous étouffions confinés dans un monde artificiel[1]. Déjà nous ne visitions plus nos personnes âgées ; déjà les mourants agonisaient dans la solitude. Déjà nous vivions à moitié dans nos écrans, sur nos plateaux télé ; déjà nous avions transféré notre mémoire, notre conscience, notre vie affective dans nos exo-cerveaux que sont nos smartphones ou nos ordinateurs. L’ère électrique a rendu possible la dissociation entre la présence physique et l’investissement psychoaffectif. L’État peut bien nous obliger à être là, à la maison, mais nous avons tous les moyens pour ne pas être là, pour être toujours ailleurs que là où nous sommes. Les écrans sont les nouvelles fenêtres ouvertes sur ailleurs, sur le second espace temps. Pas besoin de sortir au balcon.

            Nous avons créé un exo-cerveau mondial où toutes les consciences sont connectées, où sont intégrés tous les process économiques, médiatiques, politiques : le système informatique à qui nous avons délégué la gestion collective et individuelle de nos vies. Ce système met à notre disposition une hyper-puissance (un accès immédiat à une immensité d’informations et de connaissances, de services, de biens culturels, de moyens de communiquer, d’organiser, de stocker, de calculer, etc.) qui a cependant pour effet revers d’accentuer notre hyper-dépendance et de révéler notre impuissance existentielle à être-là simplement. Sans cette prothèse cérébrale nous sommes comme amputés.

            Cette expérience de confinement aura donc un effet ambivalent. Ou il sera l’occasion de redécouvrir que nous avons un corps, des pieds, des mains, que nous sommes là, permettant aussi la redécouverte du temps long, de l’ennui, et de l’infinie variété qu’offre l’environnement immédiat. En nous réintéressant à ce qui est donné dans l’expérience immédiate, nous pouvons faire la découverte que l’être s’offre gratuitement, qu’il nous excède et nous déborde, qu’il nous comprend, que l’existence est là, avant toute production, projet, avant tout faire.

            Ou il provoquera la fuite dans le numérique comme seule manière de fuir le lieu imposé et notre incapacité à être pleinement là où nous sommes.

            2

            Enfin il nous est donné du temps. Nous avions quitté le temps cosmologique et biologique pour nous soumettre à la tyrannie du temps technique. La première révolution temporelle, avec l’horloge, a permis d’homogénéiser le temps. Le temps mécanique permit la synchronisation sociale, une meilleure organisation du travail et donc une plus grande productivité et rentabilité. D’un temps subjectif, mesurant le mouvement propre de chaque être vivant, nous sommes passés à une conception objective, scientifique, et en quelque sorte spatiale (linéaire et successive) du temps. Le médium électrique a bouleversé cette représentation moderne, parce que la causalité électrique est non-linéaire, instantanée et globale. La contraction électrique de l’espace-temps a donné naissance au « village global »[2]. Désormais avec le numérique, dernière forme de média électrique, avec internet et les smartphones, le second espace-temps devient prédominant du fait de son intensité imaginative et de sa vitesse informatique, et reconfigure notre perception, notre imaginaire et nos désirs (souvent à des fins marketing et politiques). L’ensemble du système social, économique, productif, communicationnel, financier, etc. est intégré au système informatique mondial. Alors que ce système était censé nous servir, nous devenons des fournisseurs de donnés au service de la gouvernance algorythmique. Parce que notre temps psychologique est soumis au temps médiatique et économique, et parce que ceux-ci sont indexés sur le temps informatique qui peut accélérer jusqu’aux deux tiers de la vitesse de la lumière (plus vite que la foudre ! ; et les transactions financières s’effectuent désormais en microsecondes), nous étions au bord d’un pétage de plomb psychique collectif, un global burn out[3], plus que foudroyés. Cette hyperaccélération du temps est en fait une disparition du temps humain, celui de la lenteur nécessaire à l’apprivoisement d’autrui et à la créativité.

            Confinés, nous sommes face au vertige existentiel de la fragilité ontologique du temps. Seul l’instant présent existe, et pourtant le temps nous semble long. Simultanément long, vide et fuyant. Parce que nous avions oublié qu’il n’y a de temps réel que pour un corps. Chaque être vivant crée son temps propre. Soit nous allons cesser d’être des êtres vivants autonomes pour nous dissoudre dans le temps numérique global ; soit nous allons redécouvrir que nous avons un corps. Le confinement nous oblige à nous réinterroger sur notre rapport au temps et au lieu. Nous vivons depuis des siècles en occident en pensant que l’âme, ou le psychisme, ou l’esprit (qu’il soit cognitif, inconscient ou religieux) existait indépendamment du corps (lui-même réduit à un fonctionnement mécanique). Le techno-système, de même que notre médecine, notre éducation, notre pratique religieuse, reposent sur cette abstraction. Or l’âme est la forme du corps, c’est-à-dire rien d’autre que la corporéité[4].

            Mais alors pourquoi n’est-il n’est pas naturel à l’homme d’être pleinement là où il est ? Pourquoi cette faille entre le corps et le psychisme ? Pourquoi l’homme ne sait pas se contenter d’être-là ? Il y a quelque chose en lui qui n’est pas que là. Quelque chose qui transcende le devenir : le noûs. Par son esprit en acte la personne est au-delà de la matière, donc du devenir et du lieu. Il y a un non-localisable dans la personne. Mais l’intelligence ne s’exerce qu’en alliance avec la sensation. Or entre l’intelligence et la sensation viennent la médiation de l’imagination ainsi que le raisonnement, une capacité réflexive, critique, et projective, par laquelle nous vivons dans le souvenir du passé et l’espoir de l’avenir, c’est-à-dire souvent dans la culpabilité et l’angoisse, plutôt que dans l’accueil contemplatif de ce qui est. Cette faille entre le corps et l’esprit est surexploitée par les médias numériques qui proposent la communication permanente et la consommation compulsive comme remède à l’angoisse. Mais en empêchant tout apprivoisement positif avec le vide, la solitude et le silence, le complexe médiatique augmente d’autant plus l’angoisse qu’il prétend la supprimer.

3

            Le chemin est alors le retour au corps. En revenant à la source du vivant en nous, à ce qui est  le plus fondamental, à la simple présence vitale, la sensorialité la plus élémentaire, c’est-à-dire en acceptant de ne rien faire, mais seulement s’asseoir et attendre, nous pouvons laisser se faire la vie[5].

            Le temps n’est que la mesure du mouvement. Mais quelle est la finalité ? Ce qui nous oppresse dans le système informatique automatisé c’est l’absence de finalité. La fin du mouvement c’est le lieu. Le lieu naturel c’est mon corps dans la simplicité de son exister-là, existence qui est toujours déjà là, antérieurement à toute intention, à tout raisonnement, à tout projet. Là comme une chose dans un environnement lui aussi donné. Habiter le lieu de son corps, devenir ami de son corps, et laisser la vie se faire, pour s’accorder et se réajuster à son environnement relationnel et écologique, c’est finalement entrer dans la danse des événements qui constitue chaque journée et devenir disponible à ce qui advient. L’au-delà est en fait en-deçà, en deçà de nos projections et de nos explications.

            Alors l’on découvre que l’on était confiné dans le mental depuis des siècles, des siècles de dissociation dualiste entre le cognitif et le sensible, et que le système informatique planétaire ne fait qu’hypertrophier ce biais. N’être que son corps, c’est découvrir que le monde n’est pas posé là devant, mais que l’on y est toujours déjà immergé. Alors nous sommes compris dans l’univers. Il suffit d’ouvrir les yeux, de sentir, de marcher, de lever la tête et de voir le ciel, les nuages, la lune, le chant des oiseaux, l’herbe sous les pieds pour consentir à sa place propre, à son volume propre.

            Une fois le corps retrouvé, s’ouvre un espace propre, l’espace corporel, relationnel et écologique. Un espace relationnel à jouer et à réinventer avec autrui sans cesse. Du corps naît un espace, et de cet espace un temps, le temps humain de la relation, qui est un rythme propre, personnel et interpersonnel où chacun doit jouer sa partition les uns à l’écoute des autres. Ici il faut entendre le conseil du Siracide : « n’empêchez pas la musique » (ch 32, 3). Revenir à la gratuité des corps en place, en laissant chacun être ce qu’il est, sans intention, dans le dessaisissement, le laisser faire, la non-maîtrise, c’est laisser la musique des choses aller.

            Mais qu’attendre si tout est déjà là ? Certes la vie n’est pas sans but, mais comment faire un pas si nous ne sommes pas au point de départ ? Le métaphysicien pose cette même question : en vue de quoi est l’être ?, avant de répondre : l’être est en vue d’être ce qu’il est. Ce que l’on appelle : l’acte. L’être est en vue d’être en acte. Et l’être en acte est le bien. Nous n’avons rien d’autre à faire pour trouver notre lieu que d’actualiser – ou de laisser s’actualiser – ce que nous sommes, là, maintenant.

            Quoi ? Faudrait-il redevenir une plante ? Un animal ? N’y a-t-il pas en l’homme un degré de vie spécifique ?

            Peut-être. Mais nous avons trop longtemps confondu intelligence et raison. Nous avons trop longtemps réduit l’exercice de l’intelligence avec le raisonnement, puis le raisonnement avec le calcul informatique. Or l’intelligence, dans son acte le plus final, est contemplative : capable d’accueillir ce qui est. Le miracle propre de la personne humaine c’est le lien entre l’intelligence et la sensibilité, mais nous perdons ce lien en ne vivant qu’au niveau de l’imagination et du raisonnement. Et nous nous servons de l’imagination et du raisonnement pour fuir le présent et maîtriser le cours de nos vies, et ainsi faire obstacle au mouvement de la vie vers sa fin.

4

            Un jour un homme a dit : ceci est mon corps, mangez-le[6]. Et cet homme était Dieu. Et nous avons mangé son corps. Et nous sommes devenus son corps. En nous livrant son corps, il ajouta : C’est achevé[7]. Le temps est achevé et nous avons atteint notre lieu : son corps. Le lieu de la personne humaine, son lieu spécifique qui l’attire et la finalise, n’est pas dans la nature, pas à un endroit de cet univers, mais hors de lui, et pourtant déjà donné à chaque instant : c’est le corps du Christ.

            Vivre le confinement aujourd’hui est une invitation à redécouvrir que nous avons un corps, que nous sommes là, que les autres sont là, que la lune est là et les oiseaux et les nuages. Et que Jésus est là, et que dans l’acte de foi (qui n’est pas imagination ni raisonnement, mais intelligence contemplative) l’objet de la foi qui est Dieu est immédiatement atteint.

            Dieu est là dans sa présence d’immensité comme source actuelle de tout être. Il est là plus encore dans nos cœurs dans sa présence de grâce, c’est-à-dire d’amitié. Il est l’Ami de notre cœur, de notre chair, de notre existence singulière, de chacun des instants que nous vivons, de chaque relation dans laquelle nous sommes immergés. Il est venu comme Agneau épouser l’obscurité de notre lieu. Il est descendu là où nous n’arrivons pas à descendre. Il est venu vivre notre vie que nous fuyons sans cesse.

            L’accueillir là maintenant suffit pour que la vie change. Accueillir dans son corps cette gratuité infinie comme Marie, elle qui a reçu la grâce comme nom[8]. Vivre du chérissement éternel de Dieu pour la singularité de notre être.

            Puis il nous enverra sur les chemins qui ne mènent nulle part pour y apporter sa lumière. Le pouvoir de la simple présence.

            Certes le complexe techno-économique nous a fait sortir du mythe de l’individu rationnel indépendant des Lumières pour redécouvrir – parfois avec euphorie, parfois avec violence et angoisse – que nous sommes définitivement liés les uns aux autres dans une interdépendance globale et une fragilité commune. Un virus met à mal le système et manifeste jusqu’où va notre commune vulnérabilité.

            Pourtant, avant de pouvoir être partout à la fois grâce à la tablette ou au smartphone, nous pouvons découvrir qu’en tant que vivant dans la chair nous existons dans une solidarité fondamentale avec le cosmos, que l’univers entier est en nous et que nous vibrons à son rythme. Rien ne nous sépare de la totalité de la vie.

            Et infiniment plus encore, parce que nous sommes devenus membres d’un corps dans lequel habite la plénitude de la divinité[9], notre solidarité les uns avec les autres devient infinie. L’intrusion psychique permanente qu’opère le complexe médiatique dans nos vies n’est qu’un ersatz de l’unité à laquelle nous sommes appelés dans le Christ – puisqu’elle a la dimension de la vie trinitaire[10].

            Le seul Média source de vie – et qui doit contenir et convertir tous les autres – c’est le Christ qui est la Porte. Quand nous aurons franchi cette porte, nous pourrons aller et venir, et trouver un pâturage[11].

David FRONT

[1]« Je sens seulement que j’étouffe. – Tout le monde sent la même chose que toi, mais ne veut pas l’avouer ». V. GHEORGHIU, La vingt-cinquième heure, Plon, 1949, p. 353. G. BERNANOS, La France contre les robots, Le Castor austral, 2009, p. 82 : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. ».

[2]M. McLUHAN, Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, 2015.

[3]P. CHABOT, Global burn-out, PUF, 2013.

[4]ST, Ia, q76, a1 et a8.

[5]F. ROUSTANG, Jamais contre, d’abord. La présence d’un corps, Odile Jacob, 2015.

[6]Mt 26, 26.

[7]Jn 19, 30.

[8]Lc 1, 28.

[9]Col 2, 9.

[10]Jn 17, 22-23.

[11]Jn 10, 9.